Illustration: © Christophe Rihet
⚠️ cet article contient des spoilers ⚠️
Conflit de génération à la sauce « woke »
Après Soeur (2019) qui touchait à la radicalisation des jeunes filles, Abel Quentin s’empare une fois encore d’un sujet de société brûlant dans Le Voyant d’Étampes, qualifié de « roman du wokisme » . Pas le temps ici d’expliquer ce terme en détail: en gros, c’est une manière de qualifier, mais aussi de discréditer, les militants de l’antiracisme nouvelle génération qui développeraient une obsession pour la « race », à contre-courant de son effacement universaliste dans l’antiracisme « à la papa ».
Récit à deux époques, le roman se construit entre la chute de Roscoff et le parcours nébuleux de Willow. Le Voyant d’Étampes se distingue par une belle écriture et une narration fluide qui nous entraînent de façon très efficace dans le récit. La fin déconcertante, qui ne sera pas dévoilée ici, est plutôt réussie.
Un anti-héros dans l’engrenage
Robert Willow est un poète américain (fictif) déterré de l’oubli par Roscoff, qui parvient tant bien que mal à retracer son histoire. Le livre – Le Voyant d’Étampes signé Jean Roscoff – sort dans l’indifférence générale. Puis vient une première attaque: un article de blog *clin d’oeil* l’accuse de faire du « fait racial » une simple contingence. Après un court épisode de calme avant la tempête, l’engrenage prend à la vitesse d’Internet. On se scandalise sans lire le livre de Roscoff, et un sentiment d’injustice s’abat sur ce dernier.
« Des erreurs avaient été commises et elles avaient été sanctionnées. Je ne pouvais pas me plaindre d’avoir été injustement traité par le destin. J’avais payé mon inconséquence, mon narcissisme, ma paresse. Mais cette épreuve était d’un autre ordre: je ne l’avais pas méritée. »
p. 210
Soixantenaire amer qui passe la moitié du présent à brasser le passé, Jean Roscoff a tout de l’anti-héros à la Houellebecq. Dans sa carrière académique comme dans la polémique, il semble condamné aux désillusions et aux déceptions – sans qu’il n’y ait jamais d’autre « coupable » que lui, ses choix, ses aveuglements, sa malchance, aussi. Il est d’autant plus pénible d’assister à cette énième déconvenue que Roscoff nourrissait dans son projet sur Willow l’espoir d’un salut.
« J’allais conjurer le sort, le mauvais oeil qui me collait le train depuis trente ans. Le Voyant d’Étampes serait ma renaissance, le premier jour de ma nouvelle vie. »
p. 125
Roscoff nous touche par sa bonne volonté, son envie de comprendre l’adversaire: il s’informe sur le nouvel antiracisme, toujours prêt à pardonner après coup la véhémence de sa belle-fille militante. Il nous touche, mais la plupart du temps il nous fait pitié – pour ses révoltes maladroites, ses contre-attaques qu’il ne parvient à exprimer qu’à lui-même.
« Je rédigeais des pamphlets en pensée. Camus se penchait sur mon épaule. »
p. 353
Lui, Jean Roscoff, le prof de fac sûr de son fait, sûr de son expertise, est pris de timidité, de paralysie parfois, dans la mesure où chaque mot prononcé est une bombe potentielle. Il devient l’incarnation du sentiment d’impuissance, victime d’une règle cruelle et éternelle: le monde évolue et fait de nous, un jour ou l’autre, des inadaptés. Tenir la course intellectuelle et mener sa vie dans le même temps est parfois une tâche difficile. Ce que nous dit Roscoff, c’est qu’il est sans doute impossible de jeter un regard vraiment critique sur un monde passé, lorsque celui-ci est tout ce qui nous raccroche à la vie, ce qui nous fait persévérer dans le présent.
Portrait d’une génération
Pour le jeune lecteur que je suis, les pages sur la jeunesse des années 1980 permettent de comprendre un peu mieux l’état d’esprit d’une génération accusée aujourd’hui de tous les maux.
« Je peux dire que ma génération avait entraperçu la rébellion radicale des années 70, […] des années pré-fric, expérimentales, avec la Gauche prolétarienne et des gens qui flottaient très loin dans des ailleurs narcotiques […]. Lorsque nous fûmes en âge d’en être, il était déjà trop tard. Le monde avait changé. La crise s’était aggravée […], le cours de l’action révolutionnaire avait croisé celui du baril de pétrole […]. »
pp. 228-229
On croirait presque que l’auteur a vécu ce dont il parle! Même si A. Quentin est bébé lors de la « marche des beurs » (1983), celle-ci prend vie de façon époustouflante dans les souvenirs du protagoniste. A. Quentin a un vrai talent pour l’évocation et la mise en scène du souvenir.
Ce qui est bien vu, c’est que le conflit de génération ne se joue pas qu’entre Roscoff et sa belle-fille engagée, Louise. Il se joue surtout entre Roscoff et sa propre génération, entre lui et ceux qui veulent à tout prix s’adapter à leur époque: Agnès, son ex-femme, Marc, son ami de jeunesse…
« La vérité était que [Marc] se foutait complètement de mes analyses oiseuses. Il fallait s’adapter, point. Il y avait le monde réel, et des transformations irréversibles. La nostalgie lui était inconnue. Il n’avait jamais vraiment été jeune, mais il ne serait jamais vraiment vieux. Les jeunes, les vieux: ceux qui refusent de s’adapter. »
p. 339
Certains – dont l’auteur lui-même – ont dit que le roman ne manquait pas d’humour. Je ne suis pas vraiment de cet avis. Certes, les réflexions intérieures de Roscoff – face à une éditrice qui se donne un genre, ou bien en imaginant le psy de son ex-femme sous les traits de Michel Foucault – sont décochées avec verve et habileté, mais dans leur acidité pointe souvent le ressentiment voire la haine. Cela laisse un sentiment de dégoût-affection envers le protagoniste, peu propice aux éclats de rire et davantage à la confusion.
Ceci étant dit, ce n’est pas un livre sombre. Le plaisir que prend l’auteur à malmener son personnage est souvent palpable, carrément explicite dans certaines ruses de l’intrigue (l’interview à la radio!). Ce n’est pas non plus un livre lourd, malgré les sujets abordés. Les passages explicatifs parfois nécessaires sont réduits à un juste minimum, s’insèrent bien dans le narration et ne donnent pas un effet Wikipédia.
Dialogue entre le poète et son biographe
Malgré l’intimité que Roscoff ressent pour Willow, une extrême distance les sépare au fil du roman. Alors que l’Américain semblait illuminé par les lumières de l’amour médiéval, alors qu’il était devenu un « voyant », le pauvre biographe se perd dans l’obscurité, presque jusqu’à la folie. Il ne comprend plus rien et on le lui fait comprendre.
Alors que Willow avait réussi à échapper un peu aux idées de son temps, c’est-à-dire au communisme, Roscoff y est brusquement plongé. La question qui tourmente tout le roman est finalement la suivante: peut-on vivre hors des idées neuves? Peut-on explorer le monde sans le poids des concepts qui le façonnent et parfois le malmènent?
En un mot: peut-on encore sortir de son temps?

Abel Quentin, Le Voyant d’Étampes
Éditions de l’Observatoire, 2021
380 p.
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